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Colloque
21-22 mai 2025 (Université Paris Cité)
Journées d’étude organisée par Q. Deluermoz et D. Nativel
PROGRAMME
Mercredi 21 mai
9h30 – Introduction - Q. Deluermoz (U. Paris Cité/ ECHELLES), D. Nativel (U. Paris Cité/CESSMA)
10h-12h-Circulations, cultures matérielles et régimes affectifs
Discutant : D. Nativel
F. Bernault (Sciences Po Paris), Capital noir, mort sociale, et débris impériaux : le pouvoir des containers en Afrique centrale
E. Hudon (U. Paris Cité/ ECHELLES), Les sensibilités transatlantiques du luxe : la circulation des articles de Paris, 1815-1860
R. Gallien (U. Paris Cité/CESSMA), Délires d’objets et mondes affectifs à Madagascar. Vers une histoire du pâtir en situation coloniale
13h30-14h45 – Nouvelles convergences en histoire des émotions et en histoire des sens : une perspective impériale et globale
X. Huang (U. of Edimburgh), Presentation of : Sensing China. Modern Transformations of Sensory Culture
M. Pernau (Max Planck Institute for Human Development), Emotions, the body, and fiction. The case of children’s literature in Urdu (1920s-1940s)
15h-17h30 – Expériences urbaines, artistiques et littéraires du sensible
Discutante : S. Fila-Bakabadio (U. Cergy-Pontoise/AGORA)
S. Füzéssery (ENSA Paris-Est), L’expérience sensible de la très grande ville : Berlin dans les années 1920
E. Lozerand (INALCO/IFRAE), Ombres et lumières dans la littérature et la peinture japonaises de l’ère Meiji
M. Le Lay (CNRS/THALIM), De la scène au terrain. Vers une écriture expérientielle (RD Congo, Rwanda, Burundi)
A. Michel (U. Paris Cité/CESSMA), “I am through with passing”. Expériences de la Traversée avec Tavares Strachan
Jeudi 22 mai
10h-12h-Penser le sensible en histoire et en sciences sociales à l’heure du tournant global
Discutant : Q. Deluermoz
H. Mazurel (U. Bourgogne/LIR3S), Le sentiment de l’exotisme. Regards sur l’expérience sensible des voyageurs européens en pays colonial au cours du long XIXe
J-B. Ouedraogo (EHESS/LAP), A. Lafont (EHESS/LIER-FYT), Elias et l’Afrique
D. Nativel (U. Paris Cité/CESSMA), (Re)configurer le sensible : plaidoyer pour le pluralisme épistémologique et méthodologique (Afrique, océan Indien, XIXe-XXe)
13h30-15h15 – Constructions sociales du sensible et constructions sensibles du social (Chine, Grande-Bretagne, Afrique de l’Ouest, Liban)
Discutante : E. Zerman (CNRS/ECHELLES)
X. Huang (U. of Edimburgh), The Fragrance from Afar : A Sensory Microhistory of Chinese Flora between China and Britain, 1900s–1930s
B. Beucher (U. Paris Cité/CESSMA), Les colonnes « françaises » en Afrique : des formations organiques et sociales au contact des mondes (seconde moitié du XIXe siècle)
N. Puig (IRD/URMIS), Sabra/Chatila à Beyrouth : une approche des relations sociales et environnementales par le sonore
15h30-17h30 – Savoirs par corps : connexions, adaptations, décentrements
Discutant : H. Mazurel (U. de Bourgogne/LIR3S)
C. Fabre (UPEC/CRHEC), Désajustement sensoriel et réflexions sur la différence des corps dans la Chine du XIXe siècle.
M. Druais (U. Paris Cité/URMIS), Une histoire connectée des pratiques gustatives des colons aisés de Nouméa, Nouvelle-Calédonie (2de partie du XIXe siècle)
S. Fila-Bakabadio (U. Cergy/AGORA), The Urge to Adorn : Esthétiques noires et condition humaine
17h30-17h45 – Conclusion/ D. Nativel, Q. Deluermoz
Texte de présentation :
En 1832, le jeune Charles Darwin, découvrant les habitants de la Terre de feu, s’étonne de leur façon de mimer les attitudes et les voix des Européens. Ces compétences, suppose-t-il, sont spécifiques aux populations « primitives », et plus particulièrement liées « à un usage de sens plus aiguisés, communs à tous les hommes dans un état sauvage, comparés à ceux qui ont été civilisés de longue date » (cit. in Taussig, 2018). Ce premier terrain l’amènera, près de quarante ans plus tard, à approfondir son enquête sur « l’expression des émotions chez l’homme et les animaux » (1872). Il recourt pour cela à des observations sur sa propre société et mobilise des correspondants dans l’empire britannique et au-delà.
Après la Seconde Guerre mondiale, le géomorphologue et ethnologue Jean Malaurie entame une mission scientifique chez les Inuits du Nord Groënland autant qu’une lente « initiation à l’animisme ». Il découvre et admire à ce moment, en jeune occidental désabusé, l’hypersensorialité de ses hôtes. Et prend alors conscience qu’un rapport intime à l’environnement invite « à être à l’écoute du parler sensoriel » des sociétés (Malaurie, 2021).
Si le voyage initial et initiatique de Darwin se situe à un moment charnière, entre l’abolition de l’esclavage britannique et un intérêt grandissant pour l’ailleurs, à l’origine de la deuxième expansion coloniale européenne, les observations de Malaurie ont lieu pour leur part dans une phase de remise en cause des hégémonies européennes. Mais la fin de l’exotisme correspond aussi à un temps où une certaine « anthropologie sensorielle » de peuples à la périphérie des grandes métropoles, est peu à peu remise en cause par le règne généralisé de la marchandise et l’urbanisation accélérée de la planète.
L’histoire globale a eu le mérite de sortir les historiographies des cadres nationaux et de l’eurocentrisme. Néanmoins, elle n’a encore que trop peu pris la mesure de l’apport d’une histoire des sensibilités qui rejoue cependant, à une échelle planétaire, l’émiettement de la discipline (Dosse, 1987). Penser le sensible avec le global nous paraît pour cela aujourd’hui nécessaire. L’usage des deux termes, « sensibilités » et « sensible », souhaite ici lever une équivoque. Nous intéressent ici les discours, mais aussi, en ayant bien conscience de leurs entrelacements, les perceptions elles-mêmes : nous visons autrement dit les formes incorporées du social ainsi que la manière dont les expériences vécues travaillent en retour les sphères socio-historiques. Cette histoire est inextricablement individuelle et collective, immatérielle et matérielle.
Privilégiant les XIXe et XXe siècle, nous sommes conscients que les questions que nous posons convoquent en réalité la longue durée. Comment ignorer par exemple le temps très long du voyage intercontinental des hommes et des femmes, des mythes, des plantes, des animaux ou encore du commerce des denrées, avant même l’échange colombien du XVe siècle ? Renforcé par la montée en puissance du capitalisme marchand puis industriel, ces échanges au long cours se sont ensuite accompagnés de l’imposition de mode de dominations coloniaux d’une ampleur inouïe qui ont reconfiguré brutalement, pour une partie de l’humanité, ses expériences perceptives et affectives.
Nous partons de l’hypothèse que les productions sensorielles et émotionnelles ne sont pas seulement liées à des systèmes normatifs et à des imaginaires dont les périmètres ne seraient que locaux. Elles sont certainement aussi des modes d’engagement dans des circulations de tous types. Par exemple le commerce des « épices » et des biens de luxe et de semi-luxe asiatiques a depuis l’antiquité joué un rôle dans des processus de distinctions à la fois sensibles et sociales dans les espaces urbains asiatiques, européens et africains (Beaujard, 2019). A partir des XVIe et des XVIIe siècles, les plantes américaines sont consommées sur les autres continents. Détaché de l’univers initial des rituels amérindiens, le tabac intègre alors des pratiques médicales et sociales en Europe ou encore dans la Chine des Qing. Il affecte certains organismes – et avec eux les sensation gustatives – aussi bien que des univers sociaux, des pratiques économiques et des politiques publiques. Puis il devient un produit industriel qui enjambe les frontières et laisse une marque, comme l’alcool, dans les relations sociales comme dans les productions culturelles les plus diverses. D’autres plantes, notamment alimentaires, ont eu un destin global aux répercussions intimes, telles la canne à sucre, le café et le chocolat. Celles-ci sont à l’origine d’une révolution du goût dans les pays européens dès le XVIIIe siècle. Or, les bouleversements économiques qui l’accompagnent contribuent par ailleurs à l’asservissement et la déportation de millions d’êtres humains tout en redessinant l’environnement de régions entières du globe. Les phénomènes globaux, étudiés avec plus de vigueur par les historiens depuis une trentaine d’années (Beckert, Sachenmeier, 2018), mettent bien en lumière ces modes d’incarnation de sociétés, oscillant entre ancrage et mobilité, suivant des modalités qu’il s’agira d’apprécier.
Cette manifestation, qui prolonge plusieurs années de séminaire et une journée d’étude interdisciplinaire tenu en 2024, entend suivre deux idées-forces. D’une part, l’analyse des sensibilités, entendues au sens large (couvrant l’étude des affects, de la balance sensorielle, des manières d’appréhender le temps et l’espace ou des rapports à l’environnement) offre une voie d’entrée privilégiée pour comprendre la pluralité des manières d’être au monde ainsi que les modalités de la construction puis de la naturalisation de l’opposition entre « eux » et « nous » - principe que l’on retrouve bien sûr dans des contextes autres qu’européens (Mazouz, Dodman, 2024). D’autre part, la distinction longtemps maintenue entre une histoire de l’Europe fermée sur elle-même ou considérée dans ses seules projections et une histoire globale ou aréale pensée « sans » l’Europe n’est plus tenable. L’accumulation des travaux sur l’histoire asiatique, africaine, océanique, américaine, européenne, tout comme en histoire connectée, comparée, coloniale, translocale ou trans-impériale nécessite un puissant effort collectif qui suppose de repenser la place de l’Europe dans le monde, mais aussi de réinterroger finement les effets matériels, environnementaux et culturels de l’expansion européenne. En somme, il s’agit de considérer avec plus d’attention les processus de production du sensible à partir d’une connaissance fine et multi-scalaire des sociétés et de leurs inter-connexions. L’existence de vastes espaces régionaux et commerciaux, d’empires continentaux ou ultra-marins a favorisé des circulations et des mobilités dont les effets socio-culturels sont à intégrer dans l’analyse des systèmes affectifs et sensoriels. L’histoire globale et l’histoire du sensible, dans leurs multiples courants, seront ainsi amenés à dialoguer de manière explicite.
L’objectif sera ici de faire dialoguer des études de cas qui présentent une large palette des manières d’éprouver et de penser sens et affects, mais aussi de favoriser des croisements entre les approches qui prévalent dans ce domaine. La journée d’étude de 2024 s’était surtout penchée sur la discussion interdisciplinaire (entre histoire, sociologie, science politique, psychanalyse, philosophie) et sur les enjeux tout à la fois épistémologiques, scientifiques et politiques de ce programme. Elle avait entamé l’essentiel travail de révision des catégories forgées à l’ère des modernités, souvent encore agissantes aujourd’hui (que ce soir autour des couples raison/émotion, nature/culture, ou sur les effets de la racialisation du monde). Cette nouvelle manifestation entend se concentrer davantage sur la présentation d’enquêtes empiriques qui portent sur des espaces et des univers sociaux bien circonscrits, partout dans le monde au XIXe ou au XXe siècles. Elle souhaite aussi s’intéresser aux phénomènes de circulation : la circulation d’objets, d’aliments, de phénomènes culturels mérite en effet d’être étudiée dans ce qu’elle affecte les pratiques corporelles, les perceptions, les émotions, dans des cadres politiques variés où s’enchevêtrent de multiples référents (locaux, régionaux, impériaux, post-impériaux, plus globaux).
Les études attendues pourront également porter sur des thématiques encore peu travaillée par les historiennes et les historiens, comme celle d’ambiances (Thibaud, 2018) ou, plus commune, de patrimoine - toujours sous cet angle des sensorialités et des affects. Une lecture politique du sensible pourra également éclairer de manière originale des rapports de force, mouvements de contestation et conflits de tous types. L’histoire située et connectée que nous privilégions invite aussi à apprécier la relation à l’environnement, à travers les sentiments qu’inspirent la nature, les rapports entre humains, animaux et végétaux ou encore les pollutions. Ces dernières modifient par exemple les modes de perception de l’air ou de l’eau, et avec elle l’appréciation du sain et du malsain – celle-ci pouvant d’ailleurs relever du leurre, comme dans le cas du plastique dans les années 1960 (Jarrige, Le Roux, 2017). Enfin les questions épistémologiques et méthodologiques feront encore partie des attendus : qu’il s’agisse de faire discuter des références classiques dans des contextes coloniaux ou extra-européens (notamment mais non exclusivement N. Elias, A. Corbin) ou d’appréhender avec plus de précision les démarches mises en œuvre.
Page créée le lundi 5 mai 2025, par Webmestre.